Cher collègue,
Permettez-moi de vous appeler « cher collègue », c’est l’un de nos usages dans le milieu universitaire, vous souvenez-vous ?
Je vous adresse cette lettre pour vous dire que vous êtes la cause d’un problème grave. Non, je ne parle pas des rumeurs que vous répandez à la télévision, emporté par votre propre rhétorique et attiré par les sirènes du buzz que vous maîtrisez si mal. Il est question ici de l’image qui est en train de se répandre dans les médias au sujet du métier et du statut d’enseignant-chercheur.
Vous êtes professeur à l’université Paris VII. Dans le cadre de vos fonctions politiques, vous avez obtenu un détachement, formule que je ne conteste pas ici. Les enseignants-chercheurs peuvent, dans certains cas, obtenir une mise à disposition de leur université, car ils sont appelés à d’autres fonctions. Ce fût le cas lorsque vous étiez ministre de l’Education nationale entre 2002 et 2004, et ensuite lorsque vous avez exercé vos fonctions au CAS, Conseil d’analyse de la société. Ce conseil dépend du Premier ministre, auprès duquel vous avez été détaché de 2004 à 2010.
Seulement, cher collègue, à la rentrée 2010, il aurait fallu retourner au boulot, retrouver vos chers étudiants et préparer vos cours, vos partiels, voire gérer une formation, comme vous l’a rappelé votre université à l’automne dernier. Vous n’avez pas entendu ses différents appels, et avez continué de percevoir votre rémunération de la part de l’université, 4500 euros par mois.
Que ce soit bien clair : que vous ayez d’autres choses à faire que d’exercer le métier de professeur, je n’en doute pas une seconde, et ce n’est pas le problème. Le problème est qu’il aurait fallu respecter la loi, tenir compte des règles, et trouver une solution. Non seulement pour votre employeur, l’université, mais aussi pour ceux qui font cette université, vos étudiants et vos collègues. Parmi leurs nombreuses tâches à effectuer, ils doivent par exemple préparer l’organisation des services de chacun. Et comment mettre en place une formation lorsque vous pensez qu’un professeur sera présent à la rentrée pour faire ses cours alors qu’en fait il n’a aucune intention de revenir ?
Mais laissez-moi venir, cher collègue, au fond du problème que cela me pose, en tant qu’universitaire et spécialiste des médias : il s’agit de l’image que cette affaire donne à l’opinion publique à propos des universitaires. Vous le savez comme moi, le monde médiatique fait peu de cas des détails. Rares sont les articles qui, depuis quelques jours, ont pris soin de dire vraiment en quoi consistait le « vrai travail » d’un enseignant-chercheur. On a essentiellement entendu la chose suivante : « Luc Ferry ne dispense pas ses 192 heures de cours obligatoires, et continue de percevoir 4500 euros par mois ». Génial. Mais quid de la recherche, pour alimenter les cours ? Et l’organisation des examens, la direction de mémoires, de thèses, la gestion des formations, la préparation à la mise en place des prochains diplômes, les commissions de recrutement, les jurys etc ? Je n’ose pas imaginer que vous avez pu oublier qu’être enseignant-chercheur c’est aussi tout cela.
Entre la manière de vous « défendre » dans les médias et la façon dont les choses sont traitées, il est normal que l’opinion publique finisse par penser que les universitaires sont des personnes qui gagnent beaucoup d’argent avec peu d’heures de travail, et c’est dramatique. Dramatique parce qu’un maître de conférences débutant (donc titulaire d’un doctorat, niveau Bac+8) touche 1700 euros par mois. Il va dispenser 192 heures de cours (il pourra faire des heures complémentaires), il fera bien entendu de la recherche, publiera des articles, des ouvrages, et on va lui confier des responsabilités : gérer une année de formation, voire plusieurs.
Je ne suis pas amère face à mon travail lorsque j’écris ces lignes, je souligne simplement qu’entre l’image que vous véhiculez d’un universitaire qui n’effectue pas son service en touchant 4500 euros par mois et le travail de l’un de mes collègues qui viendrait d’arriver dans mon équipe, je vais avoir du mal à lui expliquer qu’il faut continuer de se battre, de bosser et d’y croire, parce que nous allons dans le sens d’une université de la réussite, une université faite par des personnels passionnés par leur métier, qui n’ont pas choisi la facilité mais qui se lèvent chaque matin pour faire avancer une institution qui, sans les hommes et les femmes qui la font, ne serait rien.
Je ne veux pas qu’un cas tel que le vôtre salisse pour longtemps l’image du métier d’enseignant-chercheur, et je ne veux pas me dire que le mal est fait. Que la question de votre salaire soit réglée par Matignon, c’est la moindre des choses. Mais le philosophe et l’intellectuel que vous êtes par ailleurs devrait maintenant se saisir de cette question faire quelque chose, un travail d’explication, si c’est encore possible.
Je reste à votre disposition pour discuter de tout cela, vous me trouverez à mon bureau à l’université, dès ce lundi matin, où je travaille avec mes collègues aux futures maquettes de nos diplômes. Demain après-midi nous sommes en réunion de laboratoire. Mardi, nous faisons tous passer les soutenances de mémoire des étudiants que nous suivons en Master. Mercredi, ce sont les recrutements, jeudi aussi. Vendredi, j’ai beaucoup de rendez-vous, mais on trouvera toujours un moment pour se parler.
Recevez, cher collègues, mes respectueuses salutations.
Virginie Spies.